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Le Maître de Juventa

Roman paru en 1996 aux Editions Hachette, collection Vertige ;

repris en 2003 (Livre de Poche) ;

version numérique disponible ici.


(Juliette a été kidnappée !... Jonathan, Charlie et Grégoire se lancent à sa recherche... et se retrouvent sur une planète inconnue !... Après bien des aventures, notamment au sein du petit peuple amical des Zatomcrochus, ils tombent entre les griffes de créatures terrifiantes, les Yeux-Rouges : une crinière broussailleuse coiffe leur crâne, leur face est aplatie, largement occupée par une truffe volumineuse, violette, percée de narines frémissantes... Les trois amis sont conduits au village de ces monstres, et emprisonnés... C'est Jonathan qui raconte...)

       Durant des heures, les soixante à quatre-vingts membres de la tribu se succèdent devant notre enclos, par groupes d'une dizaine. Ils gloussent et nous observent comme si nous étions des bêtes curieuses. La taille moyenne de ces animanoïdes est largement supérieure à deux mètres. Nous les trouvons tous d'une laideur repoussante. La vue des tout petits, qui sont des bébés sans doute, ne nous attendrit pas plus. Le regard de leurs yeux rouges est insupportable : Ce sont des yeux qui transpercent... Qui embrochent... Des yeux qui dévorent... a dit Charlie dans un souffle. Et nous avons dû reconnaître que nous éprouvions une horrible sensation !

       De temps en temps, l'un d'entre eux passe son bras à travers les barreaux et nous tend les trois griffes qui lui servent de doigts. Est-ce une invitation amicale ? La peur et le dégoût sont les plus forts et nous reculons. Malgré l'angoisse qui nous étreint, Grégoire nous assure que nous devons tout mettre en oeuvre pour paraître détendus et gagner la confiance de nos maîtres.

       — Pour eux, dit-il, nous sommes des proies étonnantes. Ils n'ont jamais rencontré des créatures de notre espèce ! Vous avez remarqué combien ils sont surpris que nous possédions un langage articulé ? Si nous les persuadons que nous pouvons leur être utiles, que nous sommes capables d'améliorer leur mode de vie, par exemple en leur enseignant à fabriquer des armes plus sophistiquées que leurs matraques, des cages plus solides que cette prison de rien du tout, des radeaux pour traverser leur lac, du feu s'ils ne savent pas, alors peut-être qu'ils nous seront reconnaissants et nous épargneront.

       — Tu veux faire ami-ami avec ces... ces mecs ? s'étonne Charlie.

       — Mais non ! On fait mine ! Si tu veux, on tisse un lien d'amitié pour du beurre, et un jour on trouvera l'occasion propice pour s'évader, c'est inévitable. Mais pour l'instant... Justement...

       Les curieux massés autour de notre prison s'écartent soudain pour laisser passage au chef des chasseurs et à un autre Yeux-Rouges ; ce dernier, courbé, tremblant et malingre, semble pluricentenaire ! Mais il ne s'agit que d'une impression, nous sommes incapables de donner un âge à l'un quelconque de nos hôtes. Durant quelques secondes, ils palabrent entre eux, dans leur langage si particulier. Peut-être le jeune chef est-il fier de nous exhiber au vieux sage de la tribu ? Derrière, le village entier se rassemble peu à peu.

       Le Sage hoche la tête en nous toisant l'un après l'autre. Grégoire suppose qu'il a pouvoir de statuer sur notre sort et, comme un ventriloque qui bouge à peine les lèvres, il nous invite à sourire du mieux que nous pouvons. Nous obéissons, toutes dents dehors.

       Est-ce que je souris moins bien que les autres ? Est-ce la faute des fourrures zatomcrochues dont je suis revêtu ? Le vieillard a une réaction inattendue. Il se penche vers le sol, ramasse dans ses trois griffes une tarte au fumier et, sans aucune raison apparente, me la projette au visage. J'ai juste le temps de me baisser pour esquiver ! Des cris aigus s'élèvent dans le groupe des Yeux-Rouges, suivis de clameurs de contrebasses qui nous donnent la chair de poule.

       — Tu les vexes, chuchote Charlie. Mets-y du tien !

       À ce moment, comme le vieux Sage semble vouloir renouveler sa tentative, une petite musique s'élève. Les décibels ne sont pas au rendez-vous. Le son est faible. C'est le Happy Birthday en version française : «Joyeux Za-nni-ver-saire...»

       — Voyez ! hurle Grégoire à la cantonade. Ceci est magique. Ceci est la musique ! Musique ! Comprenez-vous ? Il n'y a pas que la bouse dans la vie, il y a aussi la musique !

       Grégoire s'époumone comme un bateleur. Il a ôté sa montre —car sa montre qui fait montre et boussole, fait aussi de la musique— et, à travers les barreaux, il la tend alternativement au vieillard et au jeune chef. Le couple est impressionné. Jeteur-de-fumier, qui doit être le véritable chef de la bande d'Yeux-Rouges, laisse tomber le cadeau puant qu'il me destinait et tend sa patte griffue : Grégoire y dépose délicatement sa montre en disant :

       — J'y tiens comme à la prunelle de mes yeux. C'est de la vraie montre suisse. Tu me la rendras.

       Jeteur-de-fumier est épaté. Une sorte de joie illumine son visage : bizarrement, il renifle la montre ! Grégoire exulte. Il se tapote la tête, il tapote la nôtre en clamant à l'adresse de notre public :

       — La tête ! la tête ! Nous sommes des créatures intelligentes ! Nous appartenons à une espèce qui sait écrire de la musique sublime, construire la Tour Eiffel et les Pyramides, cultiver des roses ! Nous ne méritons pas d'être barbouillés de bouse. Grâce à notre intelligence et à votre sauvagerie, nous ferons de vous les monstres les plus évolués de cette planète. Est-ce que vous comprenez ?

       Oui, ils semblent comprendre. Jeteur-de-fumier touche sa tête et il désigne celle de Grégoire, plusieurs fois de suite avec ses griffes, comme pour établir une ressemblance entre elles deux. C'est un vrai Sage ! Grégoire avait raison : un lien est établi ! Le vieillard s'adresse à Jeune-Chef, qui lance un ordre derrière lui. Un Yeux-Rouges détale. Au bout de peu de temps, il revient, fend la foule et remet un petit sac de toile végétale à Jeteur-de-fumier. Celui-ci déplie en gloussant les larges feuilles sèches et il nous en dévoile le précieux contenu.

       C'est un crâne humain !

       Jeteur-de-fumier fait le geste de plonger ses griffes à l'intérieur de la boîte osseuse et d'en porter le contenu imaginaire à sa bouche. Puis il touche son estomac avec gourmandise. Charlie gémit. Grégoire est blême. Jamais je ne me suis senti aussi mal dans toute mon existence.


 

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